« La musique arabo-andalouse », une monographie éclairante par Christian Poché

Christian Poché (1938-2010), compositeur et musicologue français, ancien membre de l’Institut des musiques traditionnelles de Berlin et de l’Institut du monde arabe de Paris, publie en 1995 aux éditions Actes Sud son ouvrage intitulé “La musique arabo-andalouse”.
Il explore l’histoire et les caractéristiques de cette musique née au Moyen-Âge et qui fait encore aujourd’hui l’objet d’un grand dévouement dans les pays du Maghreb. Retour sur les principaux enseignements de cette étude instructive.

Une définition de l’art musical andalou
La musique arabo-andalouse est le genre musical savant du Maghreb. Diverses appellations la désignent selon les lieux et les époques (musique classique, andalouse, maghrébine, etc.). Elle fait référence aux pratiques musicales héritées d’al-Andalus (711-1492), elles-mêmes fruit d’un brassage culturel et d’un développement progressif qui s’est étalé sur plusieurs siècles, et qui ont poursuivi leur évolution au contact de leurs terres d’accueil en Afrique du Nord. Aujourd’hui, cette même appellation regroupe de nombreuses variantes régionales (le malouf à Constantine en Algérie, al-Ala au Maroc) et de genres dérivés (comme le hawzi à Tlemcen) qui sont le reflet de la grande effervescence créative que cet art a suscitée. Mohamed El Fasi, Ministre de la Culture au Maroc en 1970, et spécialiste des musiques traditionnelles fait remarquer que “cet art, loin d’être éteint et figé, a toujours été renouvelé par l’apport de ses interprètes successifs qui n’ont cessé de lui injecter des pages contemporaines conformes à son esprit traditionnel”.
La nouba est la forme musicale arabo-andalouse que l’on retrouve comme dénominateur commun dans tous les pays du Maghreb – bien sûr, les interprétations et les styles diffèrent, d’un pays et d’une région à l’autre. La nouba est une suite chantée et instrumentée de poèmes faisant généralement l’éloge de la nature, de l’amour et du vin. Elle fait l’objet d’une analyse rapprochée tout au long de cet ouvrage.

Aux origines de la musique arabo-andalouse
D’après Christian Poché, la découverte en 1956 dans une bibliothèque privée de La Marsa, en Tunisie, d’un manuscrit d’al-Tifashi, lexicographe tunisien du XIIIème siècle, a apporté des éclairages majeurs sur l’histoire et l’activité musicales d’al-Andalus, et a notamment nuancé le rôle du personnage mythique de Zyriab (789-857), parfois faussement érigé en “seul créateur de l’héritage andalou, présenté comme un personnage protéiforme doué d’un raffinement extrême, un héros civilisateur qui crée d’un coup de baguette magique tout le patrimoine musical andalou et, par là, la science des noubas portée à sa quintessence.”
Selon al-Tifashi, c’est plutôt Ibn Bajja de Saragosse, philosophe que l’on surnomme aussi Avempace, décédé en 1139 en plein exil à Fès, qui serait le musicien par excellence d’Al-Andalus. Il aurait réussi à combiner le chant des chrétiens avec celui du Mashreq (Orient), en s’imprégnant des structures musicales wisigothiques, et inventé par là même un nouveau style métissé et propre à al-Andalus, que la population a adopté en rejetant l’ancien.
Des personnages comme Ibn Jawdi, Ibn al-Hammara, Ibn al-Hasîb de Murcie, et bien d’autres, enrichirent le répertoire de chants et de compositions nouvelles.
Christian Poché précise que “cet héritage n’a cessé de s’enrichir au cours du temps ; ce que l’on entend aujourd’hui n’est pas comparable avec la musique écoutée à la veille de la chute de Grenade en 1492.

Les caractéristiques de la nouba
Composée d’une série de mouvements aux formules rythmiques spécifiques allant vers l’accélération, la nouba est généralement “chantée à l’unisson par les instrumentistes en hétérophonie, c’est-à-dire par enchevêtrement des voix, mais elle peut aussi, comme dans la tradition algéroise, être confiée à une voix soliste”. Des pièces instrumentales rythmées ou improvisées sont introduites pour permettre notamment aux voix de se reposer et à l’ensemble de conserver son harmonie.
La nouba est désignée par son mode (ou caractère, tab’ en arabe) qui lui assure “cohérence et identité”. En Algérie, on dénombre douze noubas complètes et quatre noubas incomplètes. La nouba du mode raml al-maya remporte la faveur des musiciens et du public, suivie par les noubas maya, ghrib et dhil.
La nouba étant “considérée comme un domaine définitivement clos de la création musicale, […] en Afrique du Nord, la tendance actuelle penche plus vers la recherche des pièces égarées” mais un travail de composition existe pour créer des pièces nouvelles ou manquantes. En Algérie, l’instrumentarium de la nouba se compose principalement d’instruments à cordes pincées (luths, kwitra-s, mandolines) et frottées (violons, rabab-s) et de membranophones ou percussions (derbouka, tar). Selon Poché, “hormis l’association cordes et membranophones, l’histoire de la musique arabo-andalouse démontre qu’il n’y a jamais eu d’orchestre type, et les formations actuelles peuvent évoluer à leur tour.”


L’univers poétique de la nouba
Les poèmes mis à l’honneur et en musique dans les noubas sont souvent anonymes, courts et de formes différentes (par exemple, le muwashshah écrit en arabe classique ou semi-classique, et le zajal en arabe dialectal). L’attente de l’être aimé absent est un des thèmes prédominants : cette “action immobile” se déroule généralement dans “un jardin clos, bosquet miraculeux et paradisiaque, serti de fleurs, où dominent les roses, le jasmin, le lilas, la violette, le narcisse, le tout surplombé de branches d’arbres peuplés de chants d’oiseaux : rossignol, colombe et alouette” et souvent  “au crépuscule ou au lever du soleil“, soulignant le lien étroit entre les mouvements de cet astre et l’embrasement du cœur. Tout au long des poèmes, nous rencontrons des personnages récurrents : entre autres, le protagoniste qui se languit de l’être aimé et dont il loue les qualités physiques et morales pour en oublier la séparation, le commensal (confident et compagnon du héros), l’échanson (saqî), et les malfaisants, les censeurs dont il faut se méfier et se protéger.
Tout compte fait, “le corpus de la musique arabo-andalouse serait […] une immense ode à l’absence. C’est elle qui, en dernier lieu, façonne la dimension humaine et fait de ce répertoire quelque chose d’unique tant par sa portée poétique que musicale. » 

Pour aller plus loin : 
La musique arabo-andalouse, Christian Poché, éditions Actes Sud, 1995
Biographie de Christian Poché – Babelio

Samira Taïbi


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