“La chanson commence : la dernière note du récitatif, prolongée sur le violon, sert de signal aux instruments à percussion, et de point de départ pour l’intonation de la mélodie. Quel que soit le mode auquel elle appartienne, le chanteur traînera la voix, en montant ou en descendant, depuis la dernière note du récitatif jusqu’à la première note de la chanson.” Par ces mots, Salvador Daniel décrit l’interprétation d’une Nouba dans l’Algérie des années 1850. Musicien et compositeur peu connu du XIXème siècle, ses travaux de collecte et de composition, quoique, en partie perdus, constituent une ressource intéressante pour la connaissance des musiques nord-africaines de l’époque.
Les prémices d’un long voyage
Né d’un musicien noble espagnol exilé en France, Francisco Salvador Daniel voit le jour en 1831, à Bourges d’après les uns, à Paris selon les autres. Il reçoit de son père une solide éducation musicale combinant le chant, la théorie classique, le violon et le piano. Dans son mémoire sur Salvador Daniel en 1914, Henry-George Farmer, musicologue et arabisant britannique, précise qu’il était “un pianiste tout à fait ordinaire, quoiqu’au violon, on le trouvait davantage capable. Son métier, cependant, était celui de compositeur […] Mais il n’y eût jamais de place pour le génie dans ce monde terre à terre […]. L’homme normal, commun, pratique, se retrouve dans le moule que lui propose un monde normal, commun et pratique, et ce monde n’avait pas de place pour Salvador.”
C’est son amitié avec le compositeur Félicien David qui bouleverse la trajectoire de Salvador Daniel. Dans son ode-symphonie “Le Désert”, David incorpore des éléments musicaux inspirés de ses voyages en Palestine, en Turquie et en Egypte. D’après Farmer, depuis cette rencontre décisive, Salvador Daniel semble appelé par “une terre nouvelle, un peuple nouveau, un art nouveau” ; cependant, “ce ne fut pas vers la Palestine ou l’Egypte qu’il se dirigea, mais vers les pays arabes inconnus pour leur musique : l’Algérie, la Tunisie, le Maroc et la Kabylie.”
Salvador Daniel succombe aux sirènes d’Alger.
Une carrière prolifique en terre algérienne
En 1853, Salvador Daniel pose ses valises rue Rovigo à Alger, soit 23 ans après le début de la colonisation de l’Algérie par la France. A cette époque, le pays est quasiment entièrement soumis à la domination coloniale française.
A Alger, Salvador Daniel enseigne la musique, notamment le violon, et apprend l’arabe. Dans son article “Francisco Salvador Daniel, l’homme qui signait Sidi Mahabul”, paru dans la revue Humanisme en 2018, l’auteur Jean Kriff précise que “Francisco était décidé à écouter, comprendre et donner vie à son idée obsessionnelle : prouver la parenté de la musique grecque ancienne, de la musique maghrébine et de la musique occidentale. […] Il compléta ces apprentissages linguistiques en se faisant accepter par les musiciens autochtones afin de comprendre et ressentir la texture et l’esprit de leur musique. En outre, il obtint un poste de professeur de violon à l’École arabe française dans le quartier de la Qasbah et se fit engager par l’orchestre du nouvel Opéra d’Alger.”
Ses recherches donnent naissance à deux ouvrages majeurs dans sa carrière : “Essai sur l’origine de la transformation de quelques instruments” (Espana Artistica, Madrid en 1958 puis Revue Africaine, 1863) puis “La musique arabe, ses rapports avec la musique grecque et le chant grégorien” (Revue Africaine, 1862-63), qui devient, à l’époque, une référence sur le sujet.
Dans “La musique arabe, ses rapports avec la musique grecque et le chant grégorien”, Salvador Daniel affirme: “On a beaucoup écrit sur la musique des Arabes, mais presque toujours les jugements qu’on a portés venaient de personnes peu musiciennes, et dont l’opinion n’est basée que sur un nombre restreint d’auditions. Dans de semblables conditions, il était presque impossible de ne pas se tromper.” Par ailleurs, il y soutient l’importance de l’éducation par l’écoute et de l’apprentissage de la langue afin de comprendre et d’apprécier une nouvelle culture musicale. Il déclare par exemple : “Pour juger la musique des Arabes, il faut la comprendre ; de même que pour estimer à leur valeur les beautés d’une langue, il faut la posséder”, ou encore “C’est en vertu d’une habitude, prise en quelque sorte à notre insu, que nous admirons aujourd’hui des oeuvres musicales que nous rejetions hier. En musique, l’habitude d’entendre a force de loi, et en vertu de cette loi l’exception de la veille devient souvent la règle du lendemain.”
D’après Henry-George Farmer cité plus haut, Salvador Daniel se mêle aux populations locales et pratique la musique avec elles ; il recueille ainsi pas moins de quatre cent chansons, non seulement en Algérie, mais aussi au Maroc, en Tunisie et même à Malte.
Cet immense travail de collecte sert de base à la publication des “Chansons Arabes, mauresques et kabyles, transcrites pour chant et piano”. Selon Farmer, “Ces Chansons Arabes révèlent le sceau du génie car il y a en elles autant de Salvador que d’arabe. […] Nous devons distinguer entre l’antiquaire et le musicien. Nous voyons Salvador, l’antiquaire, dans sa collection de Chants kabyles. Là se trouve la musique dans sa forme naturelle. Mais, dans les Chansons arabes, Salvador se révèle musicien.” Salvador Daniel publie aussi “trois ou quatre Fantaisies arabes pour piano […] arrangées aussi pour orchestre et une Nouba. Il écrit plusieurs ouvrages symphoniques, une suite de danses arabes, quelques compositions pour violon et piano et des pièces pour le piano-forte […] Toutes ces œuvres sont basées sur des modes ou chansons arabes.”
A ces chansons, parées d’illustrations originales, Salvador Daniel prête des paroles en français ou en espagnol, traduites depuis l’arabe, ou tirées des “Poèmes algériens de Victor Bérard et des oeuvres de Perron”, ou bien encore écrites de sa propre plume.
Ces travaux valent à Salvador Daniel une certaine notoriété en Algérie : il devient dans le milieu musical un personnage de marque et une figure d’autorité au sujet de la musique locale.
Néanmoins, comme le souligne à très juste titre Salim Dada, musicien et musicologue algérien, lors de sa conférence “Salvador-Daniel et la musique algérienne : sur les traces de transcriptions au destin inattendu” donnée à Béjaïa en 2014, Salvador Daniel n’échappe pas à sa posture idéologique de colon. Tout au long de son œuvre, nous constatons effectivement l’emploi de termes laissant entendre l’ethnocentrisme certain de leur auteur : “musique primitive”, “les Arabes”, “peuple resté stationnaire”, entre autres. A l’occasion de cette conférence, Dada interroge aussi avec son œil d’expert la légitimité ethnomusicologique de ses transcriptions et l’apport de ses travaux.
Le mouvement orientaliste, qui a poussé de nombreux artistes à s’intéresser aux pays du Maghreb et du Moyen-Orient dès le XVIIIème siècle, s’est nourri de nombreux événements, comme la Conquête de l’Egypte en 1798, la guerre de libération de la Grèce en 1821 mais aussi la conquête de l’Algérie à partir de 1830. Salvador Daniel n’est pas exempt de la posture dominante que lui confèrent les circonstances de l’époque. Il n’en demeure pas moins que ses écrits démontrent un respect certain, un intérêt et une curiosité authentiques pour les traditions musicales de la région, et que ses travaux de collecte et de composition enrichissent indubitablement l’histoire musicale du Maghreb. D’après ses propres dires : “Si l’opinion que j’émets, à mon tour, doit avoir quelque valeur, ce n’est pas parce que je suis musicien comme on l’entend en Europe, mais bien parce que, mêlé aux musiciens arabes, je prends part à leurs concerts, je joue avec eux leurs chansons et, qu’enfin, par suite d’une habitude acquise après plusieurs années de travail, je suis arrivé à comprendre leur musique.”
La prospérité de son œuvre
De retour à Paris en 1866, supposément après la mort soudaine à Alger de sa fiancée souffrante, il reprend ses activités musicales dans la capitale : d’après Jean Kriff, il donne “des concerts “Antiques et orientaux” dans la mirifique demeure du Prince Napoléon : la Maison Pompéienne, […] fit entendre ses Fantaisies Arabes, une Nouba […]”. De plus, il enrichit le recueil de poésies kabyles d’Adolphe Hanoteau paru en 1867 “d’une quinzaine d’exemples et d’une explication détaillée.”
Par ailleurs, Salvador Daniel nourrit le projet d’un “Opéra d’Arabie” qui raconterait un épisode de l’histoire algérienne précédant la colonisation française. Encouragé par Berlioz, ce projet est néanmoins tué dans l’œuf à la mort de celui-ci.
Dans sa même conférence évoquée plus haut, Salim Dada nous apprend que, de manière assez étonnante, les transcriptions de Salvador Daniel constituent une inspiration pour des compositeurs russes “en pleine prospection de sources orientales (imaginaires)” pour la musique de leur pays. Il nous en donne un exemple parlant avec le mouvement 3 de la Symphonie 2 intitulée “Antar”, composée par Rimsky-Korsakov en 1868-1869. On y reconnaît distinctement la mélodie de “Chebbou Chebbane”.

Quoique méconnu en Algérie, le legs de Francisco Salvador Daniel trouve écho auprès du chercheur et professeur Ouahmi Ould-Brahem, fondateur, en 1985, de l’association La Boîte à documents pour la recherche et la promotion des cultures berbères et maghrébines. En 1986, Il rassemble en un seul lieu le mémoire rédigé par Henry-George Farmer et les deux écrits majeurs de Daniel mentionnés plus haut.
Plus tard, en 2001, c’est à l’initiative de la journaliste et productrice Hélène Hazera qu’un grand hommage à Salvador Daniel est enregistré au Théâtre National Algérien à Alger, avec la participation de la soprano Amel Brahim-Djelloul, et exceptionnellement de la chanteuse berbère Na Cherifa pour l’interprétation des chants kabyles. Le spectacle propose une mise en parallèle des chansons composées par Daniel avec leurs origines traditionnelles présumées.
Les frère et soeur Rachid et Amel Brahim-Djelloul revisitent les compositions de Salvador Daniel, non seulement avec l’album “Amel chante la Méditerranée (Souvenirs d’Al-Andalus)” paru en 2008, mais aussi en collaboration avec l’orchestre Divertimento et l’ensemble Amedyez, notamment lors du concert enregistré à la Philharmonie de Paris en 2012, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie.
Salvador Daniel déclare : “La vraie impulsion artistique ne peut venir que du peuple”. Imprégné de valeurs socialistes et révolutionnaires, loin de l’idéologie officielle de son époque, il s’engage dans la Commune de Paris de 1871 – qui ne durera que 73 jours – et succède à Auber en devenant directeur (délibérément oublié par l’Histoire ?) du Conservatoire National de Musique de Paris. Fusillé par l’armée versaillaise lors de la Semaine Sanglante (du 21 au 28 mai 1871), Salvador Daniel meurt pour ses idéaux mais Il laisse derrière lui des compositions mélodieuses et des ponts musicaux entre les deux rives, que les artistes contemporains ont toute la liberté de se réapproprier et de revisiter pour le plus grand plaisir des mélomanes.
Samira Taïbi
Pour aller plus loin :
– Essai sur l’origine de la transformation de quelques instruments, Francisco Salvador Daniel, 1858
– La musique arabe, ses rapports avec la musique grecque et le chant grégorien, Francisco Salvador Daniel, 1863
– Mémoire sur Salvador Daniel, Henry-George Farmer, 1914
– 1844, Félicien David compose « Le Désert », Radio France, 2019
– Francisco Salvador Daniel, l’homme qui signait Sidi Mahabul, Jean Kriff, revue Humanisme, 2018
– Salvador-Daniel et la musique algérienne : sur les traces de transcriptions au destin inattendu, Conférence de Salim Dada, 2014
– Illustrations et partitions des Chansons arabes, mauresques et kabyles par Francisco Salvador Daniel, IMSLP – Petrucci Music Library
– Musique et instruments de musique du Maghreb, Ouahmi Ould Brahem, La Boîte à Documents, 1986
– Algérie – France, Symphonie pour 2012 : Orchestre symphonique Divertimento, Zahia Ziouani, Philharmonie de Paris, 2012
– Amel chante la Méditerranée (Souvenirs d’Al-Andalus), Amel Brahim-Djelloul, Rachid Brahim-Djelloul, 2008
– Francisco Salvador Daniel, Marcel Cerf – Foundation for Arab Music Archiving and Research (AMAR)





merci Sam pour les fenêtres que tu nous ouvres sur notre culture et notre histoire.
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nices!! 40“L’oiseau chante, Baya peint” : la musique algérienne dans l’œuvre de Baya
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