« L’oiseau chante, Baya peint » : la musique algérienne dans l’œuvre de Baya

Ma fascination pour la ville d’Alger débute à l’orée de ma vingtième année, lorsque la découverte des musiques arabo-andalouse et Chaâbi bouleversent mon rapport au patrimoine culturel de mon pays d’origine. Haut lieu de ces styles musicaux, la ville blanche a vu naître et grandir d’illustres personnages du Chaâbi, dont son père fondateur, El Hadj M’hamed El Anka, et de mémorables ensembles de musique andalouse. Le désir palpitant de retourner dans ma ville natale me pousse à y organiser en 2013 un séjour culturel dont le point culminant – à plus d’un titre – a lieu au Musée des Beaux-Arts d’Alger, qui surplombe majestueusement le Jardin d’Essai : des « butins de guerre » – expression si chère à Kateb Yacine – qui se jettent sur la Méditerranée et qui font la fierté de la ville. J’y découvre d’un œil novice les tableaux de Baya aux couleurs chatoyantes et aux lignes dansantes : cet univers lyrique et floral duquel jaillissent joie et lumière me saisit par sa singularité et la douceur qui en émane.
Dix ans plus tard, en 2023, la peinture de Baya me retrouve à Paris, où j’habite désormais, puis à Marseille où me conduit régulièrement le mistral. L’Institut du Monde Arabe (IMA) de la Ville Lumière et le Centre de la Vieille Charité de la cité phocéenne lui dédient conjointement une exceptionnelle exposition-hommage, que je visite naturellement à outrance. 
Sous mon regard plus mature de femme adulte, initiée à la pratique de la musique arabo-andalouse et à l’apprentissage de la kwitra, qui en est l’instrument symbolique en Algérie, mais aussi sensibilisée aux enjeux de la décolonisation et du féminisme, je redécouvre Baya avec passion et admiration, et comprends que son parcours illustre parfaitement le chemin pierreux des femmes vers l’émancipation : un chemin qui s’apparente, à divers égards, à la quête permanente d’une nation pour sa liberté.
La musique me mène donc à l’œuvre de Baya et, en particulier, à la découverte émerveillée de ses peintures où les musiciennes, les danseuses et les instruments de musique que j’affectionne tant tiennent les rôles principaux. Je me pose alors la question : quels liens Baya entretient-elle avec la musique algérienne ? Et comment cela se décline-t-il dans ses toiles ? Les réponses à ces interrogations amènent, comme toujours, à de passionnantes découvertes que je souhaite partager avec mes lecteurs.

La place de la musique dans la vie de Baya
Pour explorer la place de la musique dans l’œuvre de Baya, je commence naturellement par m’intéresser à sa biographie. Au gré de mes lectures, je découvre que sa vie a été, depuis son enfance, tapissée de musique. Née Fatma Haddad en 1931 à Bordj el Kiffan (anciennement Fort-de-l’eau), elle adopte le surnom de “Baya” et se dit “à la fois arabe et kabyle”. Précocement orpheline de père puis de mère, elle vit quelque temps en Kabylie avant de devenir, alors âgée de 10 ans, employée agricole dans les fermes coloniales de Bordj el Kiffan où elle rencontre Marguerite Caminat, qu’elle qualifie de mère adoptive, et qui représente tout au long de son existence un soutien précieux et inébranlable – en témoigne leur longue et affectueuse correspondance.
Cette enfance difficile, marquée par la perte de sa mère qui la touche profondément, au sein d’une famille rurale pauvre, dans une Algérie aliénée et dépossédée par la colonisation, est pourtant le terroir de son imagination et la source de sa création.
En Kabylie, elle imprime dans son esprit l’image des femmes : leurs longues robes colorées, leur travail de l’argile et leurs interactions avec la nature. Dans un entretien accordé en 1993 à l’enseignante, chercheuse et écrivaine Dalila Morsly, elle confie : “J’adore travailler la terre. […] J’ai vécu en Kabylie, à Tizi-Ouzou ; pas très longtemps, mais je me souviens d’avoir vu les femmes travailler l’argile. C’est peut-être pour cette raison que je m’y suis mise, toute seule, et que j’adore la terre et la poterie.”
Mais, pour le sujet de cet article, c’est la tradition du conte amazigh côtoyé dans son enfance qui m’intéresse tout particulièrement : ce genre narratif est, à mon sens, intimement lié à la musique en raison de son contenu poétique, de la déclamation sensible qu’il requiert et de l’enchantement qu’il inspire. Mohamed Dib dédie à ce genre ces mots de toute beauté : “Il n’existe pas d’autre culture que celle-là, d’autre qui soit aussi authentique, aussi extraordinairement variée, aussi vivante, si vivante qu’elle continue à se faire tous les jours sous nos yeux. Il n’est pas d’autre culture aujourd’hui, en Algérie, que cette culture du peuple. La colonisation qui a détruit les formes les plus élaborées, plus « hautes » de civilisation, n’a pas entamé celle-là. C’est un trésor immense, et il serait vain de prétendre en faire le tour […] Il est une contrée de cette culture qui est particulièrement passionnante pour un écrivain : c’est le conte. La transmission en est purement orale. La mémoire du peuple est la Bibliothèque nationale de l’Algérie.


La puissance évocatrice et la composante magique du conte berbère (dit tamacahut en kabyle) ont sensiblement façonné la cosmogonie de Baya. En 1982, le peintre Jean de Maisonseul écrit : “De 1942 à 1947, naissent de nombreuses gouaches et de terres cuites avec des moyens de fortune. Tous les thèmes de Baya apparaissent, femmes, enfants, animaux dans des arabesques de fruits, de fleurs, de jardins, d’instruments de musique : étonnante spontanéité, sûreté du geste que nulle influence, nul regard étranger ne vient troubler. […] On peut penser que dans sa petite enfance à la tribu, Baya a entendu raconter des histoires, des contes d’une très ancienne tradition orale, qui peuvent être à l’origine de ses thèmes.
Les histoires de nature guérisseuse, de métamorphoses et d’animaux fantastiques se manifestent ostensiblement dans ses toiles. 


Dans “Vie et œuvre de Baya”, Anissa Bouayed, historienne et co-commissaire des expositions mentionnées en introduction, suggère l’idée suivante : “Après les tout premiers dessins qui sont comme une possession de l’espace offert par le papier, elle opère par d’étonnantes séries. Regroupés par thèmes, ces essais semblent l’équivalent de gammes que ferait un apprenti musicien.” Ce fin et poétique parallèle entre de premières touches de peinture et de premières notes de musique me fait sourire au moment des lectures préparatoires.

Un autre événement majeur dans la vie personnelle de Baya vient renforcer la place de la musique dans son univers pictural : en 1953, elle épouse à Blida “le maître algérien de musique arabo-andalouse El-Hadj Mahfoud Mahieddine (1903 – 1979), homme de culture arabe traditionnelle, maîtrisant la langue française écrite et encore plus l’arabe littéraire, déjà marié et père de nombreux enfants” selon les mots de Claude Lemand, grand donateur au musée de l’IMA, chercheur et commissaire d’expositions.


Cette union influence naturellement sa peinture : “Quand je suis arrivée dans la maison, dit-elle à Dalila Morsly, il y avait des instruments de musique partout. De vivre au milieu de tous ces instruments m’a influencée ; c’est vrai, cela s’accordait bien avec mon univers. Et puis j’aime la musique, andalouse, moderne, etc.
S’ensuit une pause artistique qu’Anissa Bouayed qualifie de “période de jachère artistique, qui ne fut pas une parenthèse mais un moment de sa vie riche d’événements personnels, car elle […] aura six enfants. Baya qui avait été très tôt orpheline de père et de mère, les élèvera avec un immense bonheur
Pour décrire son retour aux pinceaux, l’écrivaine Assia Djebar, première femme maghrébine élue à l’Académie française (en 2005), lui dédie ses merveilleuses lignes empreintes d’affection et d’admiration sincères : “Ces années 60 où, sans quitter la maison-refuge qu’habitait chaque soir le luth de Hadj el-Mahfoud, tu reprenais, tes doigts de nouveau agiles, tes navigations vers ailleurs… Enfance ressuscitée et virevoltante, même à Blida. Souligner certes, au milieu des années 70, le drame de ton veuvage (ainsi la musique ancienne ne protégera plus l’art nouveau ?), te laissant démunie dans la petite ville de province qui enserre. “J’ai cru mourir!”, avoueras-tu. De nouveau, pour tes enfants, pour tes amis de tous les horizons, qui s’emplissent les yeux de tes aquarelles, de nouveau tu te dresses, tu es là : l’œil unique de tes femmes libérées sourit au ciel d’oiseaux, à la guitare, au monde repeuplé de ton coeur. Frêle et forte Baya. Forte de tes vulnérabilités qui te guettent, hier et encore aujourd’hui.”

Musicalité des sujets, musicalité du style
Cet hommage émouvant d’Assia Djebar fait la parfaite transition avec la suite de mon propos : comprenant un peu mieux la place que la musique a occupée dans la vie de Baya, je m’interroge à présent sur sa déclinaison dans son œuvre : comment la musique se manifeste-t-elle dans ses tableaux ?
Qui dit “Baya” et “musique” pense naturellement aux magnifiques instruments de la musique algérienne qu’elle a su représenter dans leur diversité et leur majesté, avec la palette de couleurs vives qui fait sa singularité, et l’atmosphère d’allégresse et de plénitude qui s’en dégage. Luth, kwitra, mandole, banjo, mandoline, violon et kanoun se font la part belle sur de nombreuses toiles éclatantes de beauté. Baya transpose ces instruments à cordes qui “composent désormais son quotidien dans son propre univers imaginaire, inspirées peut-être aussi des orchestres féminins qui se produisent dans les mariages” d’après Anissa Bouayed.

De la musique arabo-andalouse aux chants kabyles en passant par le Chaâbi, pour ne citer que ces styles, le patrimoine musical est un trésor chéri par la société algérienne : ériger les instruments emblématiques de ces musiques en personnages principaux de ses tableaux est un véritable hommage que Baya rend à une musique qui accompagne son peuple dans les grands moments individuels et collectifs.
La représentation de ces instruments varie au gré des toiles et des inspirations de l’artiste, à l’image de l’ensemble de son œuvre : “On peut suggérer l’idée que Baya travaille comme un musicien qui compose un thème et en explore toutes les variations” – un nouveau parallèle entre exploration musicale et cheminement pictural que je trouve extrêmement parlant pour comprendre le processus créatif de Baya.

Les instruments sont régulièrement représentés entre les mains de femmes qu’elle habille de jupes colorées et qu’elle agrémente de sourire et de joie : “Chaque jupe est un vase que Baya pare de fleurs et de branches, de cercles et de croix”, s’exclame l’écrivaine américaine Alice Kaplan dans son dernier ouvrage “Baya ou le grand vernissage”. De nombreux chercheurs s’interrogent sur la représentation quasi exclusive de personnages féminins et sur le bonheur qui se dégage de ses toiles. Baya leur répond ainsi :  “Quand j’étais petite, j’étais toujours triste. Quand je peins, je suis heureuse, je suis dans un autre monde, j’oublie tout. On me dit :  – Pourquoi toujours la même chose ? Je trouve que si je change, je ne serais plus Baya […] J’ai l’impression que cette femme que je peins est un peu le reflet de ma mère : je la fais musicienne, etc. J’ai le sentiment que c’est ma mère et que là j’ai été influencée par le fait que je ne l’ai pas très bien connu, que j’ai été imprégnée de son absence.”

Ces femmes aux instruments de musique viennent compléter les scènes de danse auxquelles Baya nous a habitués. Maîtriser un instrument suppose une sensibilité artistique, une volonté d’apprentissage et d’élévation, une discipline et une assiduité indéfectibles : tous ces éléments participent à l’émancipation des femmes, à la catharsis de la femme algérienne ici, et par extension, à la préservation des chaînes de transmission culturelle à travers les générations, particulièrement dans des sociétés à forte tradition orale.

Au-delà de ses protagonistes musicaux, Baya adopte un style de peinture “musical” empreint de rythmes et de mouvements. Dans le livre d’art “Baya. Femmes en leur jardin” paru pour accompagner les expositions de 2023, Benoît Payan, maire de Marseille, l’évoque ainsi : “Il y a dans l’œuvre de Baya une musicalité qui rappelle les multiples influences de cette artiste aux mille visages ; qui tient sa liberté au bout de son pinceau, qui écrit une nouvelle histoire au fil de ses tableaux. Leur puissance colorée, la grâce de leurs lignes et l’énergie au cœur de leur composition ;  elle semble s’être battue toute sa vie pour ne jamais sortir de l’enfance et de son imaginaire.” Ces mots résonnent avec ceux écrits par Tahar Djaout dans son article “Shéhérazade aux oiseaux” publié dans Algérie Actualité en 1987 : pour lui, Baya peint des villages où “cases, arbres et oiseaux sont emmêlés, les paysages et objets baignent dans l’informulé et la liberté du monde placentaire. Aucun centre de gravité n’est admis. Tout l’effort de l’artiste est tendu vers la recherche d’une sorte d’harmonie prénatale que la découverte du monde normé, balisé, anguleux nous a fait perdre.

Dans sa peinture, Baya fait appel à une polyphonie de couleurs qui, en chœur, livrent une harmonieuse mélodie. Les lignes sinueuses des robes, les ondulations des chevelures, les variations des formes, et les courbes des instruments anthropomorphiques battent la mesure d’une mélodie apaisante qui évoque le mouvement des vagues. Enfin, les arabesques et les entrelacements des plantes et des éléments de la nature rappellent des instruments qui s’accordent et se complètent pour accompagner et agrémenter les chants et les berceuses.



Quand je referme le catalogue, les formes et les couleurs de Baya restent en moi et transforment ma vision du monde réel”, lit-on dans les premières pages de “Baya ou le grand vernissage” d’Alice Kaplan.
A plus d’un titre, son oeuvre est un présent : selon Nathalie Bondil, directrice du musée et des expositions à l’IMA, et Nicolas Misery, directeur des Musées de la Ville de Marseille, Baya “nous fait le cadeau, rare et précieux, d’une joie de vivre irréductible à toute récupération politique et stylistique, un message intemporel, en un mot universel”. 
Baya ravive les couleurs de l’Algérie pour les offrir au monde. Elle réinvente son enfance pour la réenchanter. Sa mère, qui renaît sous ses pinceaux colorés, et les femmes de sa cour, sublimées sous le regard affectueux de la peintre, nous observent de leurs grands yeux magnifiés et nous invitent à la danse, à la musique et au bonheur.


Samira Taïbi



Pour aller plus loin :
– Baya. Femmes en leur jardin – Une exposition réalisée par l’Institut du Monde Arabe avec les Musées de Marseille (2022-2023)
– Baya. Femmes en leur jardin – Editions Barzakh, Claude Lemand Editions, IMA Editions, Images Plurielles (2022)
– Baya, vie et œuvre – Anissa Bouayed
– Chronologie de Baya – Claude Lemand
– Je ne sais pas, je sens… – Entretien de Baya avec Dalila Morsly (1993)
– Baya, le regard fleur / Le combat de Baya – Assia Djebar (1985-1990)

18 commentaires sur “« L’oiseau chante, Baya peint » : la musique algérienne dans l’œuvre de Baya

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  1. Merci pour cet enchantement et la qualité de la documentation . Belle occasion de faire revivre cette merveilleuse expo et donner l’envie de découvrir Baya pour ceux qui ne la connaîtrait pas. C’est définitivement ta plume qui a aussi une âme . Mun .

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  2. Hommage vibrant ! Un article d’une grande qualité et profondeur fascinante, tout comme Baya et son œuvre d’ailleurs. Une artiste qui ne cesse de nous inspiré et que nous admirons toujours. Merci Beaucoup, Samira, pour ce partage. Je découvre ta plume MAGNIFIQUE!

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    1. Merci beaucoup Nawel 🙂 Bravo à toi pour le travail que tu as réalisé autour de Baya et que j’ai hâte de découvrir pour élargir mes connaissances. Baya est une artiste pleine de surprises et de magie 🙂

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  3. Chère Samira,

    Quel magnifique hommage !

    Tu as su mettre en lumière et faire redécouvrir cette artiste hors du temps qui a su de par son talent mettre en couleur une culture qui traverse les époques et nourrit encore de nouvelles générations.

    Merci pour ce brillant écrit !

    En attendant le prochain 🙂

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  4. Merci pour cet article! Il m’a fait rêvé et voyagé, moi qui adore Baya

    J’aime beaucoup ton style d’écriture Samira je continuerais à lire le reste des articles!!

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